Joseph Czapski à la Biennale de Paris

Par Thierry Vernet

Le visage de ce long promeneur parmi les pingouins, sur cette banquise de luxe, exprime un étonnement enfantin. Il ressent profondément l’exil. A moins de continuer à courir nu, à douze ans, au soleil, comment accepter de voir autour de soi cette multitude de sacs mous que nous sommes devenus. N’y aurait-il pas mieux à espérer, en fait de destinée, après quelques tortures adoucies de quelques plaisirs, que d’être réduit en une purée même pas immobile ? De ce monde « no exit », par où s’échapper si ce n’est par le plafond en le brisant, afin que viennent enfin « les temps de rafraîchissement » qu’annonce Pierre (Actes 3.20) ?

Un certain Jones dans son slip terreux gratouille le sol de ses ongles prolongés. C’est un peu effrayant, dégoûtant, mais on s’y habitue vite. Messieurs le Maire et le Ministre inaugurent. La révolution est faite, il est urgent de passer à la suivante. Et si c’était Czapski qui en disposait les premiers brûlots ? Joseph pour qui la mémoire horrifiée est le catalyseur de la beauté, qui, débusquant le tragique dans le ciel, les prés, les visages, a su en une œuvre élaborée au cours de quatre-vingt-dix années, donner vie à de la peinture vivante. Adepte, dans son art, de la « Théologie des deux sources », le coup de cœur optique plus toute la peinture. Au milieu des brisants, une vie d’attention et de patience, une vie parvenue à donner une note juste. Un chant, un cri, parfois un souffle. Toute émotion n’est-elle pas faite du rappel d’une patrie perdue ?

Ici, une douzaine de toiles, certaines de l’année même, dont cette « Concierge » riant aux passants sur le pas de sa porte. Et la grande « Salle d’attente » et « Le Revizor » et « Yvonne Loriot », grosse fleur bariolée devant son piano-bureau-corbeau, et la fameuse vieille dame qui nage le crawl sur les fauteuils d’un théâtre vide, et les pommes vertes sur la table aux jambes torses si souvent représentée.

D’autres peintres ? Deux ou trois, comme d’habitude, que ce soit aux Indépendants, au Salon d’Automne ou ailleurs. J’ai noté Lundquist. Longtemps après qu’elle eut logé les bœufs promis à l’abattoir, la grande halle de la Villette abrita la Foire au Jambon et à la Ferraille. Transformés en un diamant étincelant dans la nuit par la grâce du talent municipal, la halle s’est faite pour deux mois caserne des nouveaux pompiers. L’art illustratif succède aux belles tentatives spirituelles des cent dernières années, issues de Turner et de Cézanne. Je comprends qu’on empile des tables et des balais, je suis sensible aux effets expressifs qu’on tire des carrosseries éclatées, comme chacun je suis impressionné par ce qui est gros, comme tout le monde je lève les yeux vers ce qui est éblouissant et tourne les oreilles vers ce qui est bruyant mais cela me nourrit moins que ne le font quelques décimètres carrés de toile que je connais. Qu’opposer, face aux pompiers, sinon un feu concentré ?

«Qui se battra pour la justice ? »  demandait Marie Noël, en ajoutant « peut-être personne… personne de fort. Seul un ramasseur de silence… »

Paracelse cité par Alexandre Koyré : « Die Fantasy ist nicht Imagination, sondern ein Ekstein der Narren. »

La veille de l’inauguration j’eus le privilège, bras-dessus bras-dessous, de l’accompagner dans les locaux de la Biennale encore en chantier. On devait l’interviewer, le vidéo-filmer, afin d’augmenter le matériel destiné à la promotion de l’entreprise. Ambiance d’avant-première et de hâte, la menuisière côtoie le radio-reporter, on déballe, on cloue, on parle hispano-anglais, on a des mouvements de menton, on est au centre de la pensée universelle, le gardien du parking regarde tomber la pluie.

Replié sur une chaise design, Joseph attendit deux heures, le sourire de plus en plus goguenard. Finalement une mignonne légèrement beurrée est venue le prendre par la main.

– On vous a mis en scène. Vous entrez par là, vous regardez vos tableaux, vous vous asseyez là et vous répondez au téléphone. Joseph, bon prince se plia à la « mise en scène », répéta le parcours, le micro-cravate au revers du veston. A des questions idiotes, il répondit avec un humour naturel et une hauteur forcée. Exemple :

– Pourquoi vos tableaux sont-ils différents les uns des autres ?

– Je répondrai comme le fit Ingres à la même question : « Parce que j’ai plusieurs pinceaux. »

Et à la question outrageante :

– Qu’est-ce que ça vous fait d’exposer avec tous ces grands peintres ?

– Simplement je suis là, avec mes toiles, dans cette belle pièce. Les autres je les ignore.

Assistant à cela ému et consterné je me demandais s’il faudrait toujours que l’intelligence cautionnât la stupidité.

Le lendemain soir, approchant de ce hangar rutilant, sautillant entre le flaques aux accents roboratifs, brusques et cuivrés du groupe Loupide-loupe mobilisé pour l’occasion, je me disais que, tout de même, Paris savait mettre son argent dans le brillant des soirs. Le brillant. Mais Joseph Czapski là-dedans ? Par quel heureux malentendu est-il invité ? Quelqu’un parmi les « décisionnaires » qui font la mode aurait-il vu juste, l’entraînant dans la nécessaire renommée ? Quoi qu’il en soit il est là, ne crachons pas dans la soupe. Exilé dans ce lieu, dans ce pays, dans son âge, et toujours explorateur interrogatif et passionné.

Lu dans un magazine de province un article involontairement désopilant, « Les hommes qui comptent ». En l’occurrence un propriétaire de cabaret. Artiste, c’est-à-dire aristocrate et rebelle ; l’acceptation d’une vie modeste comme premier pas vers une inépuisable richesse au-delà de l’argent ; le temps et l’argent, ces dures réalités sans valeur ; dans une société établie sur le mensonge la vérité est délictuelle, etc., etc.

L’affiche de la Biennale : « Respirez l’art frais. » On y voit des bonshommes/bonnes femmes qui d’une fenêtre ouverte reçoivent des kilos de viande en pleine poire.

A la radio, le Liban : les viscères des bombardés ornent les figuiers.

Ce matin, Joseph au téléphone : « Ma querelle avec Dieu est ma seule voie vers Dieu. »

Envoi :

Je, soussigné, Président de rien du tout, par les pouvoirs légitimes qui me sont ainsi conférés, je t’élève aux grades suprêmes de :

               Grand échassier moderne

               Grand presbyte conjonctif

               Grand albinos mélanisé des marches de Pologne

               Premier cadet de la garde

               Prince irradiant du soleil d’Auvers.

                                                                                               T.V.