Une exposition à Tabriz
On semble libre chez les Vernet, le vin coule, on est nombreux à table, Thierry, son frère Roland, des cousins, on s’amuse. L’atmosphère est moins compassée que chez les Bouvier où le coupe-papier est plus utilisé que le couteau à aiguiser ou le tire-bouchon. Saconnex est « le seul endroit de Genève où se lever pour aller pisser reste une chose naturelle », résumera Nicolas.
« Viendras-tu avec moi aux Indes ? » Et comment que je suis d’accord ! répond Thierry. Tout de suite si tu veux. À ving
t et un ans, Nicolas Bouvier a déjà l’itinéraire en tête : le tour du monde par la route de l’Orient, les Indes… »
Le départ est prévu pour l’été 1953, après les derniers examens de Nicolas Bouvier. Thierry Vernet s’en ira seul début juin, à petite vitesse, peignant sur les routes comme Van Gogh pour préparer son exposition yougoslave, prévue en août à Belgrade. Nicolas le rejoindra avec la Topo.
Faut-il laisser les filles derrière soi ? Vernet a rencontré une jeune artiste, Floristella Stephani, fille d’un médecin qui tient une clinique d’altitude à Montana. Elle est très éprise de lui mais ne fait pas obstacle à son départ, envisageant de le rejoindre plus tard en Orient…
Nicolas Bouvier et Thierry Vernet à Tabriz
Derniers soins sur la Topo : réviser suspension et direction, faire blinder le carter d’huile, régler le jeu de la roue arrière – et installer le bagage. Nicolas emporte « les gris-gris » de Thierry, ses toiles, savons, complets, et l’accordéon. Il s’est acheté un pantalon en grosse laine, une veste imperméable, de bons souliers, un pull-over,un sac de couchage qu’il prévoit de renforcer avec les peaux de mouton locales, un sac à dos, trois chemises, un briquet.
« Nous ne sommes pas ici pour un raid à la Kon-Tiki », écrit Vernet à ses parents, dès les retrouvailles des amis. Nicolas Bouvier le confirme : pas ici pour réaliser un exploit, franchir des distances matérielles. Mais spirituelles. A toute petite allure : être entièrement là où l’on se trouve, apprendre du voyage, se balader dans le temps aussi bien que dans l’espace et la société, ressentir les plus imperceptibles changements de mœurs, se trouver les dépositaires de biographies, car on raconte beaucoup à ceux qui passent, même avec peu de mots. Être, tout simplement, ouvert à toute expérience sensible, à toute perception authentique. La finalité pour Vernet : « Nous clarifier, nous passer à l’alambic. » Les deux amis entrent avec l’enthousiasme de la jeunesse dans «le beau métier de voyageur», selon l’expression de Nicolas Bouvier, dans l’espoir d’en sortir en hommes, c’est-à-dire en artistes, un peintre et un écrivain. Ils vont apprendre que ce n’est pas une sinécure, qu’on y laisse plus qu’une « livre de chair ».
François Laut – Nicolas Bouvier – l’œil qui écrit. Ed. Payot